« Le mille-feuille participatif », une tribune de Philippe Audic

Vu sur le blog de Jacques Boulesteix

Le mille-feuille participatif »

La question de la participation des citoyens au processus de décision publique est posée dans la campagne municipale. Mais les mots changent et l’expression démocratie participative s’est un peu démodée, au profit de la gouvernance et de la co-construction. Participative aux élections de 2008, la démocratie devient collaborative en 2014. De la part des candidats, cette mise au premier rang de la nécessité d’associer les citoyens à la vie publique est parfaitement louable. Elle correspond d’ailleurs à une demande des habitants qui se sentent de plus en plus concernés par les décisions prises en leur nom.

Mais la promesse de la participation a-t-elle été toujours tenue ?

La réponse est oui si l’on considère la quantité : la multiplication des dispositifs qui permettent aujourd’hui la consultation et le débat avec les citoyens témoigne d’une avancée démocratique réelle. Le temps est révolu d’une culture de la décision qui se prenait dans le cercle restreint des experts sans trop s’attarder sur l’attente des citoyens. Ce cercle d’expertise excluait d’ailleurs souvent un grand nombre d’élus de “la base” au profit d’un petit groupe technico-politique associant ceux qu’on nomme les “grands élus” et les hauts fonctionnaires.

Depuis quelques années, sont ainsi apparus une multitude de “conseils”, d’enfants, de jeunes, de quartiers, de sages, de handicapés, d’étrangers, du tourisme, de l’attractivité, d’acteurs d’à peu près tous les domaines de la vie publique, auxquels il faut ajouter les panels et autres ateliers citoyens. La participation est désormais un grand “marché” dans lequel chacun puise la formule qui lui convient.

Tous ces dispositifs se cherchent encore mais ont néanmoins permis l’association de certaines catégories de la population au processus de la décision, sinon à la décision elle-même. Ils ont constitué aussi pour quelques participants une forme d’école de la citoyenneté puisque des citoyens, engagés dans ces démarches, sont aujourd’hui sur des listes municipales.

La réponse est plus nuancée si l’on considère l’efficacité démocratique globale des dispositifs mis en œuvre. La multiplication des “conseils” de toutes natures traduit souvent la réponse d’élus désemparés face à une abstention électorale en progression. Dans un air du temps qui consiste à accoler l’adjectif citoyen à n’importe quel substantif de la langue française, la demande de débat et d’intervention des habitants continue pourtant de progresser sans toujours trouver sa satisfaction. La course au vocabulaire a entraîné le vieillissement prématuré du mot participatif et parfois obscurci la vie démocratique. Et l’on aboutit à cette situation paradoxale qui voit cohabiter une demande d’intervention citoyenne grandissante avec une défiance de plus en plus importante vis-à-vis des institutions. Cette défiance s’exerce aussi entre les individus eux-mêmes dans une société fragmentée, archipellisée et ce phénomène est d’autant plus préoccupant qu’il touche très largement la jeunesse.

En ajoutant les dispositifs de participation les uns aux autres – et il est certain que les promesses électorales de 2014 ne seront pas en reste pour en proposer d’autres – on a créé un nouveau “mille-feuille”. Après celui des territoires, celui de la participation.

La co-production de la décision publique est une exigence intellectuelle qui se heurte encore à une forme de verrouillage de moins en moins acceptée. Participer certes, mais à quoi ? A force de demander leur avis, les citoyens aimeraient qu’on puisse de temps en temps… en tenir compte. Dans le cas contraire ils en ressortent encore plus frustrés. On invente alors d’autres dispositifs qui eux-mêmes trouveront leurs limites. Cette fuite en avant de la participation traduit parfois, face aux mots, une certaine absence de réalités.

Cette floraison des dispositifs participatifs cache peut-être d’autres questions plus fondamentales. Et d’abord celle d’une certaine impuissance à penser les mutations. On sent bien qu’il se passe quelque chose dans la société mais on ne sait pas bien s’il s’agit de s’adapter à des temps nouveaux ou de carrément changer de paradigme. On clame sans relâche qu’il faut “changer de modèle” mais sans savoir où l’on va. Alors, faute de comprendre on fait de la rhétorique. On parle par exemple de transition à tout propos, on dit même “entrer en transition” comme on disait autrefois “entrer en religion”… En fait, on essaie de suivre un mouvement qui ne semble pas maîtrisé, ce qui crée des angoisses. Cela favorise l’expression militante, certes respectable mais qui peut prendre le pas sur la réflexion.

Parmi ces questions cachées, figure aussi celle de la démocratie représentative et des difficultés qu’elle rencontre. Le principe de la délégation de pouvoir peut-il être discuté quand des élus représentent un pourcentage de plus en plus faible des électeurs inscrits ? L’histoire de la démocratie est-elle figée avec la représentation ? Peut-être faut-il commencer à réfléchir à une forme de “mixité” des modes opératoires démocratiques dans lesquels certains concepts, souvent encore considérés comme des gros mots, comme le tirage au sort, pourraient trouver leur place ?

Dans ce contexte, il est temps aujourd’hui de réinterroger le concept de participation et sans doute de le dépasser. La démocratie ne se contente pas du micro-trottoir, ni des nouvelles formes de “groupes de parole” que constituent parfois les structures participatives. Nous avons besoin de débats, d’échanges, de délibération mais aussi de travail collectif. Nous avons besoin d’élever notre niveau de formation et d’information citoyenne pour dépasser la seule expression individuelle ou catégorielle. Plutôt que d’ajouter des structures à d’autres structures, nous devons inventer aujourd’hui les outils du débat public permanent, plus intégrés et moins nombreux, plus créatifs et moins institutionnels, dans l’esprit que Jean-Paul Delevoye essaie d’insuffler au CESE, celui de la réflexion et du temps long. Il faut travailler aujourd’hui à construire les universités prospectives, les “cantines du débat” qui permettront au citoyen de penser son intervention dans la sphère de la décision publique. Dans cet esprit, l’émergence de la société numérique qui bouleverse nos schémas de pensée est une formidable occasion à saisir pour renouveler nos pratiques démocratiques.

Peut-être avons nous besoin de remettre au goût du jour une idée, déjà ancienne, celle de l’éducation populaire, mais en l’habillant enfin aux couleurs du XXIe siècle.

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