Quelle prise en compte des « usages » dans la conception des espaces publics urbains ?
LE CAS DE LA PLACE DE LA RÉPUBLIQUE À PARIS
Si l’attention aux usages – notamment piétonniers – dans les aménagements contemporains n’est pas exempte d’idéologie, elle peut être un gage de qualité des projets. Morgane Delarc montre également, à travers l’exemple du réaménagement de la place de la République à Paris, que la notion « d’usages » peut constituer un analyseur des formes de coopération entre les différents professionnels mobilisés dans les projets urbains.
Le réaménagement des places à Paris est aujourd’hui un enjeu d’urbanisme majeur [1], l’espace public « [devant] constituer un lieu d’expérimentation de la ville partagée, […] pour qu’une priorité soit accordée aux piétons, aux circulations douces, à la nature et au lien social » [2]. Dès 2008, le projet de réaménagement de la place de la République [3] avait été lancé, préconisant de concevoir une « grande place populaire du XXIe siècle » [4]. Parmi les objectifs, il s’agissait d’intégrer les « nouvelles mobilités et mieux partager l’espace public » et de renforcer la convivialité des usages.
L’attention aux usages a constitué un fil directeur du projet de la ville de Paris (maître d’ouvrage) dans toutes les étapes du projet : la concertation préalable menée par la ville et le collectif BazarUrbain, les études de la direction de la Voirie et des déplacements (DVD) de Paris avec l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) et la RATP ; la phase de conception menée par l’équipe de maîtrise d’œuvre sélectionnée en 2009, l’agence d’architecture TVK (Trévelo et Viger-Kohler) associée à deux cabinets de paysagistes, Martha Schwartz Partners et Areal, à AIK/Yann Kersalé pour la conception lumière, et au bureau d’études techniques ATEC Ingénierie, ainsi que dans la deuxième phase de concertation réalisée par TVK et l’agence Ville Ouverte ; enfin, dans la programmation qui associe la ville et les programmistes Attitudes urbaines et ER.AMP (Emmanuel Redoutey – Assistance à maîtrise d’ouvrage) [5].
Les usages comme fil directeur du projet
L’usage, mot employé par les professionnels dans le projet de la place de la République de manière différenciée, forme unleitmotiv. Il est devenu un terme commun, intégré à un vocabulaire courant à chaque étape du projet. Il a été aussi un outil et un facilitateur d’échanges et de compréhension pour les différents professionnels mobilisés.
« L’usage » a d’abord été un point de départ dans la définition des impératifs du projet. Dans le diagnostic réalisé par la ville de Paris, la RATP et l’APUR (2008), de mars à septembre 2008, les usages constituent des points d’attention des études préalables et figurent explicitement au rang des objectifs formulés (« Quels usages développer à la fois à l’échelle des quartiers et à l’échelle d’une grande place d’envergure ? », p. 68). Suite aux résultats de ce diagnostic, le collectif BazarUrbain, mandaté spécifiquement pour la concertation de décembre 2008 à mars 2009, a recueilli la voix des usagers, en commençant à travailler sur la préfiguration des usages de la place : « L’usage des kiosques n’est pas dérangeant. Franchement, ils sont biens, ils sont beaux et ils sont utiles […] » [6] ; « Quand on regarde ces photos, on voit des espaces verts on se dit : “ah, c’est merveilleux ; c’est un endroit où les gens vont pouvoir aller se promener, se rencontrer”, et on se rend compte à l’usage que ce n’est absolument pas le cas » [7]. Un même vocabulaire est employé par les professionnels de la concertation, la maîtrise d’ouvrage mais aussi par les habitants et usagers sollicités qui réemploient ce terme.
L’attention aux usages a aussi été un moyen de répondre à des besoins spécifiques en fonction de catégories d’usagers. Ces usagers sont définis par leurs âges (les enfants), mais aussi par leurs situations géographiques et leurs liens à la place de la République, dans le cadre d’une réflexion sur les usages par échelles. Ainsi, la direction de la Famille et de la petite enfance (DFPE) de la ville de Paris, investie de cette question, a choisi, en privilégiant l’échelle locale autour de la place, de faire une ludothèque de plein air à l’usage des enfants, dénommée « L’R de jeux ». Le travail de programmation des usages de la place, mené par Attitudes urbaines [8] et ER.AMP, a été centré sur des diagnostics d’usages, abordés aux échelles locale et métropolitaine, à partir desquels trois scénarios privilégiant les usages culturels ont été proposés. Le premier scénario, « République au quotidien », se focalisait sur les trois arrondissements jouxtant la place (les 3e, 10e et 11e), « Paris hors les murs » sur la métropole parisienne, tandis que le scénario « Port d’attache », finalement retenu, définissait des usages à l’échelle du « Paris Monde ». Le premier scénario associait l’idée d’un café, du ludique et d’un espace d’information/orientation ; le second proposait une vitrine des grands musées de Paris et un « café-lecture » ; le dernier, un pavillon pérenne abritant un « café monde et médias » qui répondait à la volonté d’ouverture sur le monde.
L’usage a aussi pu être défini globalement comme thème de réflexion et thématique fédératrice lors du travail de conception de TVK. Toutes les interprétations des usages par l’ensemble des professionnels de l’équipe de maîtrise d’œuvre ont été assemblées (Bourdin 1999) par TVK lors de la phase de dessin du projet. Le projet, dans les grandes lignes, visait à [« reconquérir » [9] l’espace public->506] par la création d’un grand parvis côté nord, réservé aux circulations douces et à amorcer une liaison piétonne en direction du canal Saint-Martin. Depuis une vingtaine d’années, cette expression de reconquête sous-entend que le piéton doit pouvoir reprendre ses droits sur la voiture dans le partage de l’espace public, mais pose plus largement deux questions : à qui appartient l’espace public, et pour qui l’aménage-t-on ? Les architectes souhaitaient permettre une appropriation libre, ne pas figer les usages sur la place mais travailler sur la continuité des espaces sans créer d’interruptions. Plusieurs questions se posaient lors des premières réunions : « où faire le marché éventuel ? », « où faire le grand défilé ? ». La proposition d’aménagement de TVK a cristallisé l’ensemble des intérêts portés aux usages en proposant un « énorme plateau, le plus grand et le plus large possible […] et surtout éviter de figer des usages à un endroit, mais de permettre de manière permanente, sur des temporalités courtes ou longues, une réversibilité des usages […] » [10].
Le travail des professionnels et les usages
Les professionnels ont dû coopérer (Bobroff 2001) et négocier (Jouve 2003) afin d’apporter leurs visions du projet et leurs savoirs respectifs pour la requalification de la place de la République. Lorsque TVK demande à AIK/Yann Kersalé de définir des usages nocturnes, ses chefs de projet y répondent par le dessin d’un « parcours géo-poétique », et associent l’aménagement aux émotions qu’ils peuvent inspirer aux passants. Leur culture professionnelle propre a ainsi nourri le projet. Un autre exemple de cette coopération constitue la réflexion autour de la conception de la fontaine, destinée à mettre en valeur l’eau comme élément d’histoire [11]. JML Consultants, en charge de la conception de la fontaine au sein de l’équipe de maîtrise d’œuvre, répond d’abord à la proposition d’AIK de réaliser un bassin à vagues, qui ne peut pas se faire pour des raisons techniques, puis propose que les usagers puissent s’asseoir autour et marcher dedans : la fontaine n’est plus considérée comme un ornement, c’est une fontaine qui peut être dite « d’amusement » d’après l’usage qui en est fait. La fontaine est donc un élément de patrimoine mais aussi de jeu. Le loisir et le ludique s’immiscent ainsi dans la production de l’espace public dès la phase de concertation menée par BazarUrbain, puis Ville Ouverte, qui traduisent certaines demandes des usagers en usages ludiques.
Un autre exemple de manœuvre de coopération face à la forte division du travail est le processus de conception ou deconservation de la végétation de la place. Ce sujet a été abordé dès le programme d’aménagement avec la question des arbres à remplacer, puis en concertation, et fut ensuite associé à la question du confort et du paysage pour l’usager. TVK, associé aux paysagistes, avait proposé dès le concours de conserver le double alignement d’arbres sur la place. Il a été décidé de limiter la gamme végétale aux arbres, de diversifier les essences mais aussi de valoriser, par la végétation, le patrimoine parisien et le confort thermique à l’usage. Cette thématique a créé un dialogue entre sept équipes de professionnels avec un intérêt commun pour les questions d’usages : TVK, la direction des Espaces verts et de l’environnement (DEVE), la DVD, les paysagistes de Martha Schwartz Partners et Areal, le bureau d’études Transsolar, les architectes des bâtiments de France (ABF) et la RATP. Les paysagistes ont proposé une seconde essence d’arbres : le févier d’Amérique avec le platane. La DEVE, la DVD et TVK ont repensé les nivellements afin de remplacer les arbres existants et d’en planter quelques autres, ce qui a eu une influence globale sur la forme et l’accessibilité du plateau. Ici, travailler les usages par le paysage se traduisait par la réalisation d’un grand espace qui incite à y rester, ce qui met en lien l’usage et l’hospitalité des espaces publics. Transsolar a établi les calculs selon la force du vent, la présence d’ombres et de lumière pour qualifier le confort de l’usager. Ces propositions et interventions professionnelles pour un même objet ont dû se répondre et se compléter.
Bien que certains usages spécifiques soient mis en exergue dans le travail des professionnels de l’aménagement – l’usage ludique, l’usage sportif, les usages du piéton, etc. –, l’usage dans le projet d’espace public semble permettre de répondre à toutes les fonctions urbaines : se déplacer, jouer, faire du sport, se détendre… Parler de l’usage, c’est parler des nouvelles façons de vivre dans l’espace public, et donc de l’adaptation de ces espaces, mais c’est aussi parler de l’évolution du « faire l’espace public » qui doit s’adapter à de nouveaux comportements sociaux. La question pour les professionnels de l’aménagement est enfin celle de la prise en compte des usages : devraient-ils considérer les usages comme le point nodal du projet et de la communication entre professionnels, ou bien ce mot ne sert-il qu’à parler de besoins ? Se pose donc la question des modes de travail et du point d’ancrage que les professionnels définissent pour coopérer et produire l’espace public.
La traduction des usages recensés dans le projet de la place de la République semble avoir privilégié une coexistence de multiples usages. Face à cette écriture de l’usage en amont du projet, les architectes de TVK ont fait le choix d’ouvrir la place, de la laisser libre à une appropriation totale. Par exemple, les bancs, larges et en bois, permettent l’assise mais aussi le repos, notamment des personnes sans abri. Ici, l’appropriation libre a été la transcription de ce que doit être l’usage dans unespace public aujourd’hui à Paris. En témoigne l’ouverture dublog de TVK qui suit régulièrement les usages qui se créent ponctuellement ou durablement sur la place de la République.
publié par Morgane Delarc, le 20/01/2016 sur Métropolitiques.eu