Souvenir de la mission de suivi de l’expérimentation GUP en copropriété pour le SG-CIV, lors de laquelle nous étions intervenus à Kallisté…
Lu sur Marsactu
Kallisté, la vie en bout de ligne
Au-dessus des balcons vétustes assortis à l’ensemble des bâtiments de Kallisté, construits dans les années 60, du linge flotte. Le froid matinal de février saisit les draps suspendus, le mistral les tourmente. Les neuf immeubles de la cité dominent la rade depuis de sa frontière Nord. Seuls quelques commerces désertés à cette heure sont implantés au pied des barres : une pharmacie, une laverie, une épicerie et un taxiphone. Dans ce temps particulier des municipales, Marsactu a voulu décentrer son regard, interroger les limites de la ville à travers une série d’articles sur le quotidien des habitants de cette cité.
Salha, 43 ans, une mère de famille de Kallisté, cité la plus pauvre de Marseille est notre guide, « Notre dame à la limite », pour paraphraser le nom de ce quartier. Elle soupire tandis qu’elle s’éloigne de ce rivage bétonné. Loin de cet appartement où elle vit « comme un oiseau en cage » avec son mari et ses trois enfants. De l’autre côté des barres d’immeubles, invisibles depuis sa fenêtre, des villas ombragées et équipées de piscines apparaissent sur Google earth.
Le parc Kallisté, copropriété privée construite dans les années 60, fait l’objet d’un plan de rénovation urbaine initié par l’Agence nationale du même nom et financé par les partenaires publics locaux. Un plan chiffré à 28 millions d’euros où il est notamment question de démolir les deux bâtiments les plus dégradés : le B, puis le H. Le bâtiment de Salha et sa famille doit, lui, rester debout. Mais pour l’heure, tandis qu’elle prépare le couscous dans sa cuisine en forme de galerie étroite, Salha s’épanche sur sa Tunisie natale.
« Pas de fumée sans feu »
Salha arbore un sourire qui lui mange perpétuellement le visage. Même lorsque du haut de sa fenêtre, elle désigne les dealers qui rodent autour de la pharmacie. Un fief autoproclamé que personne n’ose leur contester, à part parfois, le pharmacien lui-même, dont les réprimandes inutiles retombent sur le sol, sans avoir même suscité un soubresaut d’intérêt. L’un de ces caïds a volé le vélo de Naël, l’aîné de Salha, un gamin de huit ans. Révoltée, celle-ci a apostrophé le voyou, « un grand, les genoux pliés sur le vélo acheté aux puces. Il m’a dit « je ne peux pas te le rendre, les freins sont cassés, je l’ai prêté à un enfant, il a failli avoir un accident ». Je lui ai répondu, « qu’est ce que ça peut te faire ! Nous avons l’habitude de l’utiliser comme ça ». » Il n’a rien voulu entendre. Un voisin est passé et a fait mine de ne rien voir.
Ses trois enfants, Naël, Waël (7 ans) et Maïssa (5 ans) ont peur de sortir sans leurs parents depuis qu’il y a eu, quelques mois plus tôt, une fusillade dans le quartier. Le meurtre d’un commerçant à l’arme blanche n’a rien arrangé. « Je ne suis pas certaine de donner une très bonne image du quartier, s’inquiète Salha. Mais quand on sait que j’habite ici, on me demande si ça va… Il n’y a pas de fumée sans feu ». Les mots se bousculent, pressés par l’arrivée d’un éclat de rire, pare-feu contre la détresse.
Certes la cité n’est pas très grande, les barres d’immeuble ne sont pas les plus importantes de Marseille. Mais le jour où Salah, – le mari de Salha – lui a annoncé qu’ils allaient vivre à Kallisté, celle-ci a été effrayée par l’ombre des tours de la Solidarité, la cité voisine qui la surplombe. « Déjà, vivre dans un appartement me semblait difficile, mais alors vivre dans une tour ne me semblait pas possible. Et puis j’ai vu cet immeuble, moins haut, je me suis dit que ça allait. Tout est question de hauteur finalement… » La famille a un peu échoué là par hasard, « pas parce qu’on l’avait choisi », nuance Salha.
Kallisté reste loin de tout et proche de rien. Pratiquement un seul bus, le 97, passe et repasse, reliant le centre-ville à ce quartier perdu, extrémité urbaine délaissée. Dans la mesure où le 97 est toujours plein à craquer, il faut feinter pour espérer obtenir une place assise. « Et puis parfois, pour rattraper leur retard, les bus se suivent les uns à la suite des autres et après il faut encore attendre un long moment. » La question des transports dans les quartiers périphériques reste un point opaque de la politique de la Ville et de la communauté urbaine. Pourtant Kallisté ne réclame… qu’un bus.
« Coupé du centre »
Parfois, Salha et les siens partent « en ville » pour s’aérer, s’asseoir sur le Vieux-Port ou se promener au parc Borély. Manger une pizza ou encore faire quelques courses, emmener les enfants à l’Alcazar où ils sont inscrits. Mais c’est tout. Il n’y a rien à faire à Kallisté. Il n’existe aucun équipement sportif pour les enfants, à part peut-être un terrain omnisports déjà dégradé. Au niveau culturel, c’est le néant.
Les courses nécessitent le même parcours du combattant. Tout y est démesurément prohibitif, une absurdité de plus. La pharmacie et les épiceries du coin sont bien trop chères pour Salha et son mari qui vivent avec le RSA et sont contraints de pousser le « caddie » jusqu’à Plan de campagne ou Grand littoral, à quelques kilomètres. « C’est seulement en cas d’urgence que je vais dans les commerces d’en-bas. Les prix sont vraiment exagérés. Je crois qu’ils profitent du fait qu’on soit coupé du centre-ville ».
Cette vie chère est d’autant plus fortement ressentie que Kallisté est la cité la plus pauvre de Marseille : d’après une étude réalisée conjointement en 2009 par la région et la société de collecte de données Compas, 545 ménages – sur 752 logements – étaient recensés comme vivant sous le seuil de pauvreté, soit 73 % de la population de la cité. Et pour le parc Kallisté ajouté à la Solidarité, 23,2% des ménages étaient concernés par l’allocation chômage [chiffres Insee 2009].
A cette réalité chiffrée, s’ajoute la mauvaise réputation qui enferme ses habitants. Quand Salah, ce grand homme discret à la fière allure cherche du travail dans le bâtiment, il en est certain, la simple mention de son lieu de vie le confine à la marge. Personne ne le rappelle malgré ses compétences, en dépit des besoins évidents. Salha, elle, diplômée en Tunisie d’un DEA d’espagnol, a déjà donné des cours au collège Elsa-Triolet et a travaillé à la Cimade quelques temps. « Quand les gens découvrent que je suis prof, dans un quartier populaire, ils sont étonnés ».
« Tour de Babel »
A force de regarder des séries télévisées égyptiennes et syriennes avec sa mère, Salha a appris à comprendre ces dialectes, compétence supplémentaire qu’elle rêve de mettre à profit. En aidant par exemple les immigrés dans leurs démarches administratives. Une façon pour elle d’ébranler cette « tour de Babel » qui désigne dans sa bouche tant la cité que, plus largement, la société dans laquelle s’enferment les communautés. Ou bien les communautés que la société enferme aussi, parfois. Salha a réécrit plusieurs fois son curriculum vitae mais elle le sait, une certaine accumulation l’empêche de décrocher un emploi : sa nationalité, le voile qu’elle porte et enfin, son lieu de vie. Pour l’instant, elle doit se contenter de faire des ménages.
Les habitants du quartier, Comoriens, Portugais, Maghrébins, Turcs, Kurdes et Asiatiques, se côtoient, se croisent. Le jour où Salha a initié une pétition pour faire des travaux devant l’école, une maman comorienne lui a dit qu’une telle initiative citoyenne à Kallisté n’était jamais arrivé. « On a l’impression que les habitants des quartiers Nord ne vont jamais rien dire… mais nous on veut que nos enfants aient la même chance que partout ailleurs sur le territoire ».
Les municipales approchent mais Salha n’a pas le droit de vote. Sa demande d’obtention de la nationalité française a été « ajournée ». Si elle le pouvait, elle voterait pour Pape Diouf, parce que son mari aime le foot et dans « le milieu » il se dit qu’il est intègre. Longtemps, à la préfecture, son mari s’est heurté à un fonctionnaire haineux qui lui a promis qu’il n’obtiendrait jamais sa carte de séjour. Un jour, l’homme a quitté son poste. Ironie du sort, il a appris qu’il était impliqué dans un trafic de papiers. Dans la chambre qu’elle partage avec son mari et sa petite fille, Salha se prend à rêver d’un retour en Tunisie. A Kallisté, la vie n’est jamais simple, surtout lorsqu’on se sent marseillaise et que l’on vit au bord de la ville.