Le livre de Valérie Sala Pala porte sur la mobilisation du critère ethnique dans les attributions de logements sociaux à Marseille (en France, pays de l’universalisme républicain) et à Birmingham (au Royaume-Uni multiculturaliste). Il adopte une double perspective de sociologie des discriminations ethniques et d’analyse de l’action publique. L’enquête repose sur une cinquantaine d’entretiens avec des acteurs du monde du logement social dans chacune des villes. Le logement (social ou pas) est une institution centrale, que ce soit en termes de budget des ménages, d’affect personnel que l’on investit dans son foyer ou de structuration de l’espace. C’est donc un bon terrain pour étudier les questions ethniques. L’approche de l’auteure est compréhensive : elle analyse la culture, les routines et les règles produites par les institutions (p. 70). Elle entend montrer comment l’action publique contribue à créer des frontières ethniques. Pour cela, elle étudie à la fois les salariés du logement social au contact des usagers (les street-level bureaucrats [1]) et les stratégies des institutions – c’est-à-dire les politiques publiques.
Une approche comparée de la coproduction des discriminations
Parler de discriminations ethniques suppose de déminer les concepts piégés du sens commun. À cette fin, Valérie Sala Pala mobilise massivement les apports de la littérature académique anglophone, et plus spécifiquement britannique. L’enjeu est de ne pas réduire le racisme à l’animosité individuelle, d’où le concept de « racisme institutionnel ». Au terme d’une discussion fine et informée, l’auteur définit le racisme comme l’ensemble desreprésentations essentialisantes et infériorisantes, et les discriminations comme despratiques qui peuvent être, ou ne pas être, racistes. Les débats théoriques sur le racisme sont tellement byzantins que tout choix théorique ou définitionnel peut être critiqué de plusieurs points de vue. Par exemple, des sociologues américains comme Devah Pager ou Lincoln Quillian se gardent bien d’articuler discriminations et racisme. Pour ces auteurs, les discriminations sont des pratiques observables, mesurables, quantifiables, tangibles ; on peut faire de la science avec. Le racisme, au contraire, est un mot tellement nébuleux qu’il n’a pour unique fonction que de condamner, ou de signaler sa distance au racisme. Valérie Sala Pala fait le choix (parfaitement légitime) inverse, et construit son objet de façon à pouvoir dire si les attributions de logements sociaux sont, en fin de compte, « racistes » ou non.
Ses interviewés peuvent respirer : la réponse est non, que ce soit à Birmingham ou à Marseille. Mais – et c’est l’argument du livre – ce n’est pas parce que les institutions ne sont pas intrinsèquement racistes qu’elles ne discriminent pas massivement en fonction de l’ethnicité.
À Birmingham, l’attribution des logements sociaux sur critère ethnique est normale et justifiée par les choix résidentiels des ménages : les Asians (du sous-continent indien) ou lesAfro-Caribbeans sont censés vouloir habiter ensemble. La ségrégation résidentielle résulte de l’agrégation de choix individuels, ce qui permet de légitimer le fait que les minorités de couleur tendent à être reléguées dans les logements les moins désirables, dans un contexte de privatisation massive du parc social. Celui-ci représentait 33 % du stock résidentiel total en 1980, contre 18 % en 2009.
En France, l’impératif de « mixité sociale » et la réprobation sociale de l’usage de catégories ethniques produisent des injonctions contradictoires avec lesquelles les acteurs du monde HLM doivent bricoler. Le logement social en France est passé depuis les années 1960 d’une logique du « besoin » (il faut construire massivement parce que la population qui augmente rapidement ne parvient pas à se loger) à une logique « d’institutionnalisation de la mixité » (p. 115). De quelle mixité parle-t-on ? En théorie, de la mixité socio-économique uniquement, pour éviter la concentration de la pauvreté. En pratique, il s’agit d’une combinaison de critères économiques et ethniques, afin d’éviter les « ghettos ». Mais le recours aux critères ethniques est officieux, puisque la République ignore officiellement les catégories ethniques. En pratique, les acteurs du monde HLM se retrouvent à identifier les Comoriens à leur patronyme, mais aussi avec le numéro de sécurité sociale (qui indique le département ou pays de naissance), la date de naissance (quand elle est incomplète), ou la qualité du français écrit dans les formulaires (p. 140). Le recours aux catégories ethniques paraît nécessaire aux salariés marseillais du logement social pour réaliser des « attributions fines » : ne pas mettre une famille nombreuse au-dessus de personnes âgées, ne pas mélanger « Arabes » et « Gitans », etc. La logique avouée du peuplement est de minimiser les conflits de voisinages. Typiquement, le cas des « Arabes » et des « Gitans » est pour Sala Pala un exemple de « racialisation » sans qu’il y ait nécessairement « racisme », puisque le propos n’est pas de décréter l’infériorité intrinsèque d’un groupe par rapport à un autre.